La construction du pont de la Concorde par J. R. Perronet

Jean-Rodolphe Perronet est né en 1708 d'un père officier aux  Gardes Suisses qui décédera alors qu'il est très jeune. Il mourra à 85 ans, en 1794, premier ingénieur du Roi et premier directeur de l'école des Ponts et Chaussées. C'est donc l'exemple d'une belle ascension sociale sous l'ancien régime. Il sera anobli en 1763 et beaucoup plus tard la jeune république  lui accordera  une pension de 22 600 livres.
Il a participé aux   13 grands ponts du XVIII e siècle: il en a dessiné et construit 11 (dont les principaux sont Neuilly, Pont-Sainte-Maxence et la Concorde), a terminé le pont d'Orléans et a commencé celui  de Nemours.

Perronet est pour l'utilisation de la science dans son art et la rationalisation des chantiers.

Première esquisse du pont de la Concorde.
Notez le chemin de halage indispensable à l'époque

Plan masse. On note l'église de la Madeleine en construction et le Palais Bourbon


Construction d'une pile.
On construite des batardeaux, on épuise l'eau à l'aide de pompes à godets mues par une roue à aube puis on bat les pilotis de fondations et enfin on élève la maçonnerie sur les pilotis
Machine à épuiser l'eau de l'intérieur des batardeaux.
On aperçoit à droite une sonnette à tiraude où une vingtaine d'hommes s'affairent à relever le mouton qui sert à battre les pilotis
Fig 1 et 2: emplacement des pilotis. Fig 3 à 8 différents types de sonnettes..Fig 9 à 12: arrache-pieux ( pour enlever ceux des batardeaux au démontage). Fig 13 à 18: machine pour percer les pierres.
Machines pour lever les pierres, broyer le ciment, faire le mortier.
Méthode de construction des cintres à l'aide de mats haubanés
Cérémonie de décintrement du pont de Neuilly en présence de Louis XV.
Des cabestans situés de part et d'autre du pont disloquent les cintres
Projet définitif du pont
Paris n'a alors que 3 ponts de pierre: le pont Marie, le pont Neuf et le pont Royal.
Le pont Louis XVI sera le plus en aval.
A l'Est Perronet proposera d’établir un pont en charpente.
Ce qui deviendra le pont d'Austerlitz sera réalisé en 1801, sous Bonaparte, en utilisant la fonte (et sera remplacé par le pont actuel en 1855). L'autre réalisation en fonte de l'époque est la passerelle des Arts en 1804

La science et les ponts

Si au XVIII e siècle  on commence à avoir des connaissances en physique, elles ne sont que de peu d'utilité dans les réalisations pratiques où c'est la "tradition"  qui prime car il y a un fossé entre le monde idéal des expériences  et la réalité.
Dans un domaine comme l'artillerie, la mécanique de Newton parait d'application immédiate mais celle-ci néglige la résistance de l'air et les canons ne sont pas rayés, donc imprécis. L'artilleur utilise  des tables "pratiques" conçues  deux siècles plus tôt par Niccolo Tartaglia.(1)
Dans la conception des navires la science est également impuissante malgré le début du développement de la mécanique des fluides par D'Alembert : leurs dimensions sont simplement commandées par le nombre et la grosseur des canons (2).

La géométrie se développe à partir de problèmes concrets comme la coupe des pierres ou à la résistance des voutes. La Hire (3) avait déterminé en 1695 la répartition du poids des voussoirs pour une voute demi-circulaire. En 1712,  il part d’une constatation expérimentale: les voutes  cèdent d'abord en un point situé à 45° de la verticale. Il considère  cette partie supérieure comme un coin cherchant à écarter les pied-droits et il détermine ainsi en regardant les leviers leur dimensionnement.

Dans le domaine des ponts, le XVIII e siècle marque une évolution importante : plus de dos d’âne, voutes minces et piles étroites. Tout cela doit un peu aux mathématiques mais surtout à des expériences sur la résistance des matériaux et leur emploi.  Perronet sera le principal artisan de cette évolution.

La coutume était de donner aux piles une largeur égale au 1/5 e de l'ouverture des arches. Perronet  constate que l'épaisseur d'une pile serait, suivant la méthode de la Hire,  énorme pour supporter la poussée et qu'elle ne doit donc pas être calculée comme  un pied-droit mais simplement comme devant supporter le poids du pont, la limite étant la résistance à l'écrasement de la maçonnerie (que l'on sait calculer), la bonne pratique étant d'y ajouter une forte marge de sécurité (4).

Perronet adoptera pour le pont de la  Concorde des piles  divisées en 2 massifs carrés de 11 pieds ( 1 pied = 32,5 cm) avec des colonnes engagées  de 9 pieds de diamètre à chaque extrémité pour une ouverture des cinq  arches comprise  entre 72  et 88 pieds, la largeur du pont étant de 36 pieds. Au dessus des demi colonnes des piles  se trouve un entablement qui supporte le trottoir..
 
Les voutes traditionnelles sont des demi-arcs de cercle, ce qui augmente la hauteur du pont (5).  A la Concorde (comme à Neuilly) les voutes sont "surbaissées" car   décrites par des portions d'arcs de rayons compris entre 117 et 126 pieds. Leurs naissances est à 18 pieds au dessus des basses eaux et elles n'ont que 4 pieds d'épaisseur à leur clef.
Le pont est prévu parfaitement horizontal  d'aspect extérieur, ainsi que le  trottoir, mais la chaussée pavée aura  une pente de part et d'autre de l'arche centrale pour l'écoulement des eaux de pluie.

A la fin de sa vie, en 1793,  le citoyen Perronet écrira un mémoire sur la réalisation de ponts dont la portée serait de 200 à 500 pieds. Il s'agit seulement de la conception d'un pont en pierre, de l'amélioration des techniques existantes. Il ne prévoit pas la révolution que le fer va introduire dans le domaine des ponts alors que  l'Iron Bridge était construit depuis 1779 et que le  Jacob's Creek, le premier pont suspendu au monde, le sera en 1801..

L'organisation du chantier 

Perronet est un grand concepteur de machines et il est tente de diminuer le prix des ouvrages par une bonne organisation du chantier.
Pour construire un pont il faut d'abord battre des pieux dont la pointe a été durcie au feu ou "armée de fer"  à l'aide d'une sonnette dont le mouton est levé  par une vingtaine d'hommes. Il faut une centaine de pieux  pour servir d'armature  à un batardeau, une enceinte que l'on va vider d'eau pour construire la pile. On drague ensuite les vases à l'intérieur du batardeau pour obtenir un sol ferme. L'épuisement de l'eau à l'intérieur du batardeau peut se faire "à l'aide pompes à chapelet servies par une douzaine d'hommes relevés de deux heures en deux heures" mais Perronet préfère se servir du courant du fleuve: les pompes sont actionnées par une roue à aube.car il calcule que cela est plus économique car la machine épargne au total  l'emploi "de cent quarante hommes par jours soit 240 livres"(6).
Il est ensuite nécessaire de battre de l'ordre de 500 pilotis de chêne pour fonder la pile (7). On élève ensuite les pierres maçonnées  "à chaux et à sable" (8) sur les pieux. Il faut ensuite créer des cintres de bois qui vont supporter la maçonnerie des voûtes. On les élève un peu plus haut que nécessaire car l'on sait qu'ils vont se tasser sous le poids de la maçonnerie. Cette charpente a elle même besoin d'être soutenue lors de sa construction. Ceci peut être  réalisé à l'aide d'un pont de service sur lequel elle reposerait provisoirement mais il est plus économique de  la soutenir  à l'aide de mats haubanés qui servent à la mise en place et au maintien des fermes. On procède ensuite à la maçonnerie des voûtes. jusqu'à l’établissement de la chaussée mais sans élever les parapets.
C'est alors la cérémonie du décintrement, un spectacle très prisé (Louis XV assista à celui du pont de Neuilly) ou on abat les cintres de bois à l'aide de cabestans, la manœuvre étant presque simultanée pour toutes les piles afin de rendre le spectacle plus impressionnant. On laisse se tasser les voûtes (c'est pour cela que l'on n'a pas fini le dessus du pont), on arase le  pont et on construit les parapets et les trottoirs.
Perronet fait constamment des expériences sur son chantier. Par exemple il veut calculer ce que lui coûtera l'approvisionnement en matériaux. Il va d'abord essayer avec un camion de 7 pieds cube tiré par un cheval dans 7 conditions de pente et de distance, puis par deux camions tiré par un seul cheval, puis par trois camions de 21 pieds cubes...  Il en déduit un coût standard dans chacune des configurations.
L'ingénieur en charge du chantier est Dumoustier, le chantier démarre en 1787 et achoppe immédiatement sur ce qu'en termes modernes on désigne par des "revendications salariales" qui seront partiellement satisfaites. le chantier  emploiera plus de 1200 ouvriers et se poursuivra malgré les événements révolutionnaires

Le pont de la Concorde

Le premier projet date de 1725, il prendra corps lors de la construction de la place  Louis XV, mais le pont sera construit de 1787 à 1791.
Dans son premier projet,  vers 1750,  Perronet évalue le pont à  1 200 000 livres, il révise ensuite son chiffre à 2 millions et finalement le pont coûtera 3 millions  mais il écrira "qu'un dépassement est inévitable dans ce genre de grands travaux" ( phrase qui sera beaucoup utilisée par d'autres par la suite).
La réalisation n'est pas exactement celle qu'avait prévue Perronet: les piles sont un peu plus fortes, les voûtes plus hautes d'un mètre à cause des différences de tassement, le pont n'est pas plat, on a supprimé pour des raisons d'économie les obélisques de bronze qui devaient couronner les piles... mais le pont Louis XVI (9) est une réussite.
Vers la fin du chantier le pont est renommé "pont de la révolution". En 1791, on utilisera des pierres de la Bastille.
Napoléon voudra y installer des statues de généraux, Louis XVIII y installera des statues des grands hommes, lesquelles seront exilés à Versailles en 1836.
On projettera aussi d'y établir un monument à Gambetta.
Le pont a été élargi dans les années 30 mais garde l'aspect que lui avait donné Perronet. 


L'article " épingle" de l'encyclopédie

Une de 3 planches dont deux doubles pour l' "épinglier" de l'encyclopédie.
. 1. Atelier, opérations, outils, ouvrier qui fesse les torques, qui les lave, qui replie le fil déroulé, qui tort le fil à la bobile; affutage de la bobile, plan de cet affutage; jauge.
2. Billot, meule, fuseau, noix, &c. dresseur, coupeur de dressées, coupeur de tronçons, empointeur, tourneur de roue, repasseur, son tourneur de roue, tourneur de têtes; ciseau, cisailles, engin, boîte en plan & en profil, meule, table.
3. Jaunisseur, sécheur, vanneur; ouvrier qui coule l’étain, qui fait recuire les têtes, qui les coupe; table à couper les plaques d’étain; portée, frappeurs, chaudiere à blanchir, outibot, détails de l’outibot, canon, enclume, poinçon ou peigne, &c.

Perronet fait partie de la centaine de rédacteurs de l'Encyclopédie.de Diderot et D'Alembert
Paradoxalement les rédacteurs de l'époque bénéficient de plus de liberté que leurs équivalents modernes. Aujourd'hui le rédacteur doit être "neutre" et concis, autrefois il devait dissimuler certaines de ses opinions mais il était libre de développer à sa guise, d'exprimer son point de vue et de commettre de longues digressions.
Par exemple l'article "absent" comprend 2 pages (10) de calcul des probabilités visant à répondre à la question: " A partir de quel moment  une personne absente doit-elle être considérée morte ? " (question d’intérêt pratique pour les successions).
Perronet rédige l'article "épingle", il ne va pas faire de digression mais expliquer durant 5 pages chacune des 18  opérations élémentaires visant à réaliser une épingle. Le but de Perronet est d’analyser scientifiquement  le travail (ce qui conduira plus tard à l’œuvre de Taylor).
Les encyclopédistes réhabilitent les métiers mais ils veulent les transformer. Les corporations leur semblent inutiles car elles découragent les talents, imposent des contraintes et le gout du secret. A  quoi bon réaliser un chef d’œuvre puisque  de toute manière si l’artisan est mauvais  le marché en décidera.  Les encyclopédistes sont libéraux et veulent introduire la science dans le travail: c'est le sens du progrès de l'époque qui entrainera la révolution industrielle et malheureusement conduira à l'exploitation des ouvriers.

Les projets du pont Louis XVI

L'aménagement de la place Louis XV résultait d'un concours qui fut remporté par Jacques Ange Gabriel et que Poyet et Charles de Wailly voulurent compléter.
Le pont Louis XVI fut l'objet d'un projet  en 1784 par Besson de Bissaire (celui-ci négligeant complétement la largeur du fleuve) et d'un autre de  Boullée en 1787 s'inspirant des ponts de bateaux.(et d'un dessin de Ledoux pour sa ville idéale de Chaux).
Projet de Besson de Bissaire Projet de Boullée

  1. L'époque est à la controverse entre les modernes (Gribeauval) qui préconisent des pièces légères  et les tenants des canons massifs des guerre de siège ( Vallière).Il faudra attendre le guerres révolutionnaires pour  voir la création de nouvelles armes sous la conduite d'un artilleur: Napoléon.
  2. D'Alembert écrit dans l'Encyclopédie des articles sur la mécanique des fluides mais déclare que les travaux de Newton, de Bouguer et de Bernouilli "peuvent être utiles jusqu'à un certain point dans la construction des vaisseaux"
  3.  Philippe de La Hire est un touche-à-tout mais son œuvre principale concerne la géométrie. Son premier mémoire concerne la coupe des pierres d'un arc  rampant pour lequel il va utiliser les propriétés des coniques 
  4.  Des piles larges et des arches étroites présentent de toute manière un barrage à l'eau qui provoque un affouillement des piles et tend à leur renversement. On ne doit pas non plus  augmenter artificiellement la largeur de la rivière au droit du pont pour y palier car cela entraine à terme un dépôt de sédiments. Des piles étroites et "profilées" présentent moins de résistance à l'écoulement  Perronet avait déjà construit le pont de Neuilly ou il  avait adopté des piles de 13 pieds (en notant que 10 pieds suffirait) pour des arches de 120 pieds.
  5. Pour baisser le pont on peut établir la naissance des voutes à la hauteur des basses eaux  mais cela réduit le passage de l'eau en cas de crue.
  6. Le chiffre est celui du pont de Neuilly
  7. On doit prendre soin que les têtes des pilotis soient à un niveau très inférieur à celui des basses eaux. Un pieu se conserve presque indéfiniment dans l'eau mais pourri dès qu'il est exposé à l'air. Par exemple le vieux pont de Tours à vu ses pieux menacés lors d'une sécheresse exceptionnelle voila une dizaine d'années.
  8. Le travail s'interrompt l'hiver, on protège la maçonnerie du gel et des pluies avec de la paille. Les hivers sont plus rudes qu'aujourd'hui, le pire étant le "grand hiver" en 1709 sous le règne de Louis XIV. 
  9. Il se nommera successivement  Louis XVI, pont de la Révolution, puis pont de la Concorde en 1800 et à nouveau pont Louis XVI de 1820 à 1848.
  10. Sur l'édition Pellet

Sites et références