Le Paris de Le Corbusier

Lorsqu'en 1922 Le Corbusier  présente au salon d'Automne le "plan d'une ville de 3 Millions d'habitants",   il a   fort peu construit  (seulement  4 villas en Suisse) et son entreprise parisienne a fait faillite l'année précédente.
L'hardiesse, le culot, du projet, ses textes dans la revue "l'esprit nouveau",  vont lui valoir beaucoup de publicité.(1)

Paris  par Le Corbusier: le plan Voisin
En A et B les portes St Denis et St Martin en D St Martin des champs

Si Le Corbusier a voulu reconstruire le centre de Paris de fond en comble avec le plan Voisin, il n'a finalement vraiment construit que peu de bâtiments à Paris. Le plus grand est la cité du refuge de l'armée du salut , suivi par deux pavillons de la cité universitaire et d'une poignée de luxueuses villas.

L'appréciation de son œuvre a beaucoup varié. Ce fut jusqu'aux années 60 un pape de l'architecture et de l'urbanisme. Dans les années 80  les discours se firent beaucoup plus critiques quand les conséquences de la charte d'Athènes et les errements politiques de l'homme furent connus. Aujourd'hui le discours général est redevenu laudateur.

Le Corbusier s'appuie sur la rationalité et l'hygiène. Sa rationalité est celle qui prévaut dans les usines modernes ou le travail est analysé, divisé en tâches élémentaires par la taylorisation: la ville doit être divisée suivant ses fonctions. Les considérations hygiénistes sont  celles apparues lors du  mouvement des "villes jardins" à la fin du XIXéme siècle.

Le plan Voisin

Vue générale de la ville de 3 millions d'habitants. Les tours du centre d'affaires entourées des lotissements d'habitation puis d'un no man's land de réserve foncière et au dela de zones dédiées à l'industrie, à des cités jardins ou au sport. 
On prend un terrain plat vide (on rase à l'occasion ce qui existe) et on décompose la ville en 3 secteurs:
  • Le centre d'affaires
  • La périphérie d'usines
  • Les cités jardins 
destinés à 3 catégories de population.
  • les urbains du centre d'affaires
  • les suburbains qui travaillent dans la périphérie dédiée aux usines et vivent dans des cités jardins 
  • les mixtes qui travaillent dans le centre des affaires mais ont leur famille  dans une cité jardin
Pour diminuer les distances à parcourir il faut densifier le centre d'affaires: "pour augmenter la surface plantée et diminuer le chemin à parcourir il faut construire le centre de la cité en hauteur"
La rue traditionnelle est bannie au profit d'une répartition de la circulation en niveaux différents. "Le croisement étant l’ennemi de la circulation", il faut réduire le nombre de rues, la trame des rues est celle de l'espacement des stations de bus (2).
La gare/aérodrome centrale ou se coupent aussi les autodromes Nord-Sud et Est-Ouest
On a deux grandes traversées automobiles  (Est-Ouest Nord-Sud)  doublées par "un métro de pénétration qui aboutit aux quatre points extrêmes de la ville"
Tout transport ferroviaire, en particulier le tramway, est banni du centre de ville. Il n'y a qu'une gare centrale qui fait également office d'aérodrome.
La cité centrale consiste en 24 gratte-ciels contenant 500 000 habitants en plus des bureaux et des musées.
Ce cœur est complété par les habitations de ville, lotissements à redans  ou fermés qui contiennent aussi 500 000 habitants. Les lotissements à redans sont luxueux, aérés,  et les lotissements fermés, plus compacts, destinés aux populations plus modestes.
Beaucoup plus loin -car il faut ménager de l'espace pour le développement du cœur de la cité- on a  les cités jardins qui contiennent 2 000 000 d'habitants et des zones dédiées à l'industrie ou au sport.
Une partie du no man's Land qui entoure le cœur de la cité est dédié à un jardin anglais.
Il faut bâtir à l'air libre régulièrement, en série. avec un  module de base de  400 m.

"Entrons par le jardin anglais. L'auto rapide suit l'autodrome surélevé: allée majestueuse des gratte-ciels. On approche: multiplication dans l'espace des  24 gratte-ciels; à gauche, à droite, au fond de leur places, les services publics; resserrant l'espace les musées et les universités"
Au centre les tours, autour les lotissements à redans et les lotissements fermés. à gauche le parc anglais .
Au delà du no man's land de réserve foncière à droite une zone industrielle, en bas une cité jardin, à gauche une zone de sport.
Deux autodromes Nord-Sud, Est-Ouest se coupent au centre ou se situe la gare/aérodrome centrale    

le plan Voisin est une "adaptation" au centre de Paris du plan précédent : 16 tours et à l'Ouest les lotissements à redans.
Le Corbusier n'ose pas prolonger son autoroute Nord Sud à travers la Cité. 
Cette utopie séduira un constructeur d'automobiles et d'avions,Voisin, qui financera les études pour que l'architecte applique cette solution au cœur de Paris. Le résultat (3), le plan Voisin, sera présenté au salon des arts décoratifs de 1925 dans le "pavillon de l'esprit nouveau" (4)

"Le plan Voisin comprend la réalisation de deux éléments essentiels: une cité d'affaires et une cité de résidence
La cité d'affaires fait une emprise de 240 hectares dans une zone particulièrement vétuste et malsaine de Paris - de la place de la République à la rue du Louvre et de la gare de l'Est à la rue de Rivoli -.
La cité de résidence s'étend de la rue des pyramides au rond point des champs Elysées et de la gare St Lazare à la rue de Rivoli.
La gare centrale se trouve entre la cité d'affaires et la cité de résidence, elle est souterraine (5)"

Pour aboutir à ce résultat on rase tout à l'exception des églises et des portes St Denis et St Martin.
Le centre d'affaires est constitué de 18 gratte-ciels cruciformes et la cité de résidence de lotissements à redans
Il y aurait une grande autoroute surélevée Est-Ouest et une autre Nord Centre ( on n'ose pas éventrer l'Ile de la cité pour la prolonger vers le Sud).
La densité est quadruplée et Le Corbusier insiste sur l'effet saisissant que cette solution aurait vu d'avion.

Deux catégories de personnes, que tout oppose, vont apprécier le discours de  Le Corbusier et lui passer des commandes: les riches bourgeois "branchés", qui lui demandent des villas,  et les architectes avant-gardistes de l'URSS qui l'invitent .   Cet homme, d'idées d’extrême droite (6),  voyage  en URSS en 1928  et y a sa première commande  d'un bâtiment important: le Tsentrosoyuz  ( un bâtiment de bureaux pour 3500 personnes avec restaurant et théâtre).
Après 1930 Staline impose une architecture qui n'a rien d'avant garde et Le Corbusier se désintéresse de ses amis soviétiques tombés en disgrâce mais   réorganise en France ses amitiés pour devenir  peu à peu "front populaire"

Les conceptions de Le Corbusier aboutissent  à la charte d’Athènes rédigée en 1933 qui établit en 95 points un programme pour la construction des villes dont s'inspireront après guerre  les concepteurs des cités de banlieue (7).

Le Corbusier présente un plan modifié à l'exposition internationale de  1937 (8). Le front populaire s'effondre et Le Corbusier   écrit ensuite dans la revue Plan proche des fascistes, puis s'installe à Vichy au début 41 ou il écrit  "Destin de Paris"  qui est un appel au  gouvernement de Pétain pour adopter son plan. Il  retravaille celui ci   jusqu'à mi 1942, date à laquelle ce citoyen français/suisse  quitte prudemment Vichy (9) et  ses amis  issus de l’extrême droite: François de Pierrefeu, Hubert Lagardelle, Pierre Winter .  Il fonde alors à Paris  l'ASCORAL (assemblée des constructeurs pour une rénovation architecturale) qui fonctionnera sans problème  durant l'occupation allemande (10).

Les idées politiques de Le Corbusier changent à nouveau après guerre puisqu'il présente l'ASCORAL comme une action de résistance, que la cité radieuse est conçue avec l'appui du communiste François Billoux et que Malraux sera son ami des derniers jours.


Croquis de la dernière version des plans de Paris en 1955.
4 tours de 150m derrière les portes St Denis et St Martin.
Ce plan est exposé par Le Corbusier dans une émission de l'ORTF de 1956 et par A Wogensky dans une émission de 1960
Le Corbusier propose un plan plus modeste  en 1945 avec seulement "quatre grands événements architecturaux" au Nord des portes St Denis et St Martin "destiné à occuper un large espace à la gloire d'une civilisation, qui loin d'abdiquer, s'est redonnée une ligne de conduite". Il défendra ce plan jusqu'aux années 60.
Un artefact  du plan Voisin fut le projet Lopez et Rotival qui voulait aussi raser la rive droite quand il fut question de déménager les Halles.


  1. Le mentor de l'obscur architecte autodidacte suisse qu'est Charles Edouard Jeanneret est Amédée Ozenfant, peintre et designer, qui l'initiera à la peinture comme à l'écriture et lui trouvera son nouveau nom: Le Corbusier.
    Le Corbusier, très occupé à écrire, laissera souvent la "pratique architecturale" à son cousin Louis Jeanneret. 
  2. Le Corbusier est influencé par H  Perret qui propose avant lui des villes tours. Il emprunte l' idée des   des 3 niveaux de circulation et celle des "redans" à E Henard.
  3. Conçu également avec l'appui  d'Henri  Frugès, industriel, qui lui a commandé en 1924 "la cité Frugès" à Pessac ( la seule grande réalisation avec le plan directeur de Chandigarh). La même année A Perret proposait un projet de ville-tours sur l'emplacement des fortifs.
  4. "L'esprit nouveau" est le magazine de propagande du purisme, mouvement qu'initia  Amédée Ozenfant et le Corbusier   pour rétablir l'ordre et la simplicité dans une France déchirée par la première guerre mondiale. le pavillon est une construction de type" Citrohan"  voulant illustrer le fait qu'une maison est "une machine à habiter"
    Il produira aussi "le plan Obus" pour Alger  en 1932  Le sol étant accidenté il n'y a plus de maillage géométrique mais toujours l'autoroute conduisant au centre d'affaires. F.L. Wright propose Broadacre City en 1934, une cité sans centre, désurbanisée mais aussi irriguée par des autoroutes.
  5. Comme quoi le délire a tout de même du bon car c'est la préfiguration de Chatelet-les Halles
  6.  En France Le Corbusier est  proche en France du faisceau, organisation fasciste de Georges Valois.
    Les architectes de l'avant garde Russe sont séduits par ses idées révolutionnaires en matière d'architecture. Il obtient aussi  en 1930 la commande d'un projet de palais des soviets.  Staline va, dès 1932, mettre fin à toute avant-garde architecturale en URSS, le Tsentrosoyuz sera tout de même achevé en 1933.
    Le Corbusier aura une correspondance suivie dès 1924 avec Ginzburg, un architecte russe constructiviste qui prônait une "ville verte". Il est curieux d'y lire Le Corbusier interpréter les écrits de Marx et de Lénine. Le dialogue pris fin en 1934 avec la parution de "la ville radieuse", ouvrage dans lequel Le Corbusier traite le désurbanisme de de" farce" et de retour "au noble sauvage"( notons qu’alors  Ginzburg est  tombé en disgrâce).
  7.  En 1928 Le Corbusier est le principal fondateur du CIAM ( Congrès international d'architecture moderne)  qui poursuivra ses travaux jusqu'en 1959. La première mouture  de la Charte d'Athènes est issu du 3ème  congrès du CIAM de 1933.  Athènes n'est que la destination du paquebot Patris II sur lequel s'est tenu le congrès. Elle aurait pu s'intituler Charte de Moscou si le congrès qui y était prévu en 1932 n'avait pas été annulé. Il faut noter que la Charte est postérieure aux premiers " grands ensembles" tels que la cité de la Muette à Drancy .
  8. Le Corbusier construit à l'exposition "le pavillon des temps nouveaux" et organise   le congrès du CIAM à Paris. 
  9. Il a obtenu la nationalité Française en 1930 et son passeport mentionne qu'il est "homme de lettres" . Il s'installe à Vichy en Janvier 41 pour suivre les "décideurs". Il publie alors "les 4 routes" ouvrage dans lequel on peut lire: " Depuis 1922, très vives réactions nationales contre toutes les influences extérieures, contre celles aussi qui sentaient quelque chose de très particulier, dont l’odeur était véritablement nauséabonde – peintures berlinoises d’entre deux lumières, morbides, interlopes, méritant en fait l’excommunication. Dans ce sévère bouleversement, une lueur de bien : Hitler réclame des matériaux simples et souhaite par ce retour aux traditions, retrouver la robuste santé qui peut se découvrir en toute race quelle qu’elle soit… L’Italie a mis au monde un style fasciste vivant et séduisant".
    En mars 1942 il est nommé président du "comité d'étude de l'habitation et de l'urbanisme à Paris" et fait construire un "murondins" dans la forêt de Fontainebleau pour la propagande de la jeunesse.  Il quitte la ville en Juillet 42. La zone libre sera envahie en Novembre. Il est alors en mission officielle à Alger.
    .En 1943 paraitra "destinée de Paris"   ouvrage collectif prenant le contrepied  des thèses de le Corbusier.
  10.  Le Corbusier  retravaille la Charte d'Athénes  qu'il publiera en 43 avec une préface de Gireaudoux. A la libération il est cependant président de la commission nationale d'urbanisme et présente la charte  à Raoul Dautry, ministre de la reconstruction, il obtiendra d'élaborer les plans de reconstruction de St Dié et la Rochelle  ( non réalisés). 

Les villas 


En France la période 1922-1931 est pour Le Corbusier celle des "villas blanches" destinées à une riche clientèle. Elles ont des formes simples, sont bâties sur pilotis quand cela est possible (1) et sont  particulièrement soignées dans les détails jusqu'au mobilier conçu bientôt en collaboration avec Charlotte Perriand (2)

Voyons les réalisations parisiennes dans l'ordre chronologique
Villa La Roche - Jeanneret  10 square du Dr blanche 75016.
La maison La Roche, à l'intérieur monumental,  se visite , la maison Jeanneret est le siège de la fondation Le Corbusier  
Plan de la villa-atelier Ozenfant. Notez les sheds qui seront remplacés par une toiture terrasse 

  • La villa  Berque est une construction classique que Le Corbusier aménagea en 1921 
  • Les villas La Roche et Jeanneret  ( respectivement banquier et frère de l'architecte) construites vers 1923, ont une façade commune.
    La maison La Roche était conçue pour présenter les collections du propriétaire, la maison Jeanneret pour abriter une famille
  • La  maison  Planeix de 1924 est une maison de ville située Bd Massena avec 2 ateliers au RC , un appartement au premier et un atelier au second étage.
  • En 1925 Le Corbusier réalise pour son mentor et ami le peintre Amédée Ozenfant un atelier non loin du parc Montsouris.  A l'origine l'atelier est éclairé par des sheds vitrés qui seront remplacé ensuite par un toit terrasse
  • L'appartement Besteigui fut construite sur un immeuble ancien des Champs Elysées en 1929. C'était une surélévation de 2 étages de toits terrasses avec une installation électrique particulièrement sophistiquée.
  • "L'appartement de M. de Beistegui offre à volonté une éclipse électrique de cloisons, de glaces, voire de murs de verdure. Mais il est plus féerique encore par le miracle de ses trois terrasses blanches aux escaliers blancs, aux beaux cylindres blancs, vision si pure d'île ionienne dominant la mer grise des toits de Paris..."
  • Citons aussi en proche banlieue Ouest  la villa Besnus (Ker-Ka Ré), la villa Termisien, la villa Cook,  la villa Stein (1929) et bien sur  la villa Savoye (1929) qui est l'application intégrale  des principes que Le Corbusier formula en 1927: construction sur pilotis, façades et planchers libres, fenêtres en largeur, toit-terrasse.
  1. "Ainsi dans la grande ville, où les terrains exigus sont notre unique partage, le jardin est dessous la maison et il est dessus : je double, en jardins, la surface de mon terrain et je bâtis la maison en l'air Si l'on est à la campagne, l'oeil à travers les pilotis voit se dérouler le paysage ; le site s'élargit ; les maisons ne chargent plus si fortement l'horizon." ( Le Corbusier. Art et industrie 1926)
  2.  La conception par l'architecte d'un mobilier adapté à son bâtiment s'inscrit dans la tradition des architectes de la fin du XIX éme siècle. Guimard en est le meilleur exemple. 

La cité du refuge de l'armée du salut 


L'intérieur de la péniche  Louise Catherine
L'annexe du palais du travail
Maquette du projet n°5 de la cité du refuge 
La façade et la barrière vitrée à l'origine
L'architecte n'oublie pas de prévoir une chambre pour la princesse de Polignac
La façade après la guerre
La façade après la restauration de 52

La Princesse de Polignac était née Winnareta Singer. Elle était dans la tradition des héritières américaines épousant un "grand nom" désargenté - comme le fut Anna  Gould qui épousa Boni de Castellane et finança le Palais Rose  (stupidement détruit dans les années 60)-
Les visées de la princesse, devenue veuve,  sont  nobles: venir en secours aux pauvres grâce à l'armée du salut.

Il est probable que Le Corbusier et la princesse se soient rencontrés à cause de la musique car la première est une mécène de Fauré, Stravinsky, Ravel,...  et le second un grand amateur de concerts.
Les deux ont probablement en commun "le gout de l'ordre."

Le Corbusier  séduit la princesse qui l'impose comme architecte pour l'annexe du palais du travail et pour l’aménagement de la péniche du quai d'Austerlitz.

En 1929 l'armée du salut veut construire la  "cité du refuge" qui doit comporter trois fonctions: l'hébergement en asile de nuit, la préparation et la distribution de repas dans des cantines et des ateliers. Elle devait accueillir essentiellement 500  mères célibataires auxquelles il serait "recommandé" de travailler durant la journée( d'ou la nécessité d'une crèche).

Le commissaire Peyron de l'armée du salut voudrait bien qu'il y eut un concours d'architectes pour sa cité car Le Corbusier n'a pas construit de réalisation importante en France mais la princesse -qui finance- impose son architecte.
La cité doit s'élever sur un terrain proche des voies de la gare d'Austerlitz à la périphérie du 13ème arrondissement. Le Corbusier et Pierre Jeanneret présenteront successivement 5 projets. Les premiers  prévoyaient un bâtiment en T abandonné au profit d'une barre sur laquelle s'appuient des bâtiments bas.
Le bâtiment ainsi conçu est trop haut pour les règlements de l'époque, aussi faut il demander une dérogation. Le chantier démarre en 1931 alors que la dérogation est refusée, les architectes modifient une nouvelle fois leur projet et un compromis est trouvé.
Le Corbusier est un farouche partisan de "l'organisation rationnelle du travail capitaliste", il va vite constater que l'organisation réelle d'un chantier de construction ne tolère pas l'improvisation dont vont faire preuve ses architectes.
Pour la structure, poteaux dalles en béton, tout se passe à peu près bien grâce au choix d'une grosse entreprise: Quillery.  Le problème  est pour le second oeuvre ou on a prévu des murs rideaux, des pans de verre sans ouvrant, qui devaient être préfabriqués en usine. Les architectes divisèrent leur réalisation en plusieurs lots confiés à des entreprises différentes: ils rendaient ainsi toute préfabrication impossible    car la structure était confiée à une entreprise, les fenêtres à une seconde, la vitrerie à une troisième...  Le projet initial prévoit l'air conditionné, procédé pratiquement inconnu en France à l'époque. Ce n'est qu'en avril 1933, alors que le bâtiment est presque terminé, que les architectes se posent vraiment le problème du chauffage. L'air conditionné est écarté à cause de son coût astronomique et six entreprises soumissionnent , certaines avec de l'air pulsé, d'autres avec des radiateurs, les dernières avec un mélange des deux ce qui fut finalement adopté. La crèche , devait être  située au 7 éme étage avec son aire de jeu au dessus et est finalement transférée au 5 ème étage ou il y a plus d'espace,  juste derrière le mur rideau et trop loin de l'aire de jeu.
L'imprévoyance des architectes amena des dépassements de budget et une organisation de chantier qui n'eut rien de rationnel.
Le bâtiment fut inauguré en Décembre 1933 par le président Lebrun et les problèmes commencèrent.
L'architecte avait prévu une jolie clôture en verre sur la rue qui ne résistait pas aux bagarres qui se produisaient devant l'édifice et surtout  la climatisation déficiente entraînait des températures insupportables l'été (2). Il s'ensuivit une bataille entre l'armée du salut qui ouvrit des fenêtres dans le pan de verre pour le confort de ses occupants et l'architecte qui soutenait que l'on dénaturait son oeuvre. La plomberie et la pose des carreaux s'avérèrent aussi défectueuses.
Les bombardements de 1944 eurent raison de la façade en verre. En 1952 Pierre Jeanneret entreprend seul la   restauration du bâtiment. On installe des radiateurs partout et des brises soleil sur le mur rideau.
En 1975 il faut à nouveau une restauration par remplacement des fenêtres et des briques de verre. La standardisation montre alors ses limites dans le temps car les dimensions des fenêtres ne sont plus standards, pas plus que les briques de verre Nevada, et le tout doit être conçu spécialement pour le bâtiment.
Une nouvelle rénovation a été entreprise en 2009 par l'agence Opéra Architectes.

Dans le domaine social citons aussi la réalisation 11 rue le Bua d'un centre de réadaptation pour jeunes chômeurs  et le centre scientifique de la main d'oeuvre  dans les années 40 aujourd'hui détruits.
  1. L'armée du salut fut organisé militairement par le général Booth. Le Corbusier semble obsédé par le principe d'une autorité suprême qui exercerait son pouvoir au travers d'une structure hiérarchique, idée qui sera déclinée à la fois par le fascisme, le nazisme et  le régime Stalinien. 
  2. Il y eut le même problème au Tsentrosoyuz prévu aussi à l'origine avec l'air conditionné mais évidemment réalisé avec un chauffage classique. Les bureaux situés derrière la façade vitrée étaient des fours l'été.

Les pavillons de la cité universitaire 

Le pavillon Suisse 
La maison  du Brésil
La cité universitaire internationale se construit sur l'emplacement des fortifications  à partir de 1922. Les pavillons représentent plutôt l'architecture traditionnelle du pays concerné. Trois pavillons seulement  sont "modernes"   Deux sont dus à le Corbusier - le pavillon Suisse (1930) et le pavillon du Brésil (1953) - et un à Willem Marinus Dudock - le pavillon Néerlandais -.
Le pavillon Suisse est un parallélépipède à ossature métallique posé sur des piliers de béton brut. Il a 3 étages de 15 chambres  et 5 chambres au 4éme étage prévu à l'origine comme solarium. Les façades sont non porteuses et les chambres très profondes ( 6 mètres). Le mobilier est surtout du à Charlotte  Perriand et on voit au RdC la première application des briques de verre Nevada dont Le Corbusier va faire grand usage à la cité du refuge.
La maison du Brésil est une barre de 5 étages reposant sur des portiques en béton. La façade est formée de loggias en béton,  comme à la cité radieuse, et un bâtiment indépendant, posé en diagonale,  comprend les espaces communs.

Les pavillons sont donc des constructions assez modestes et Le  Corbusier a évolué d'un pavillon à l’autre abandonnant le mur rideau du purisme pour des loggias  se rapprochant du brutalisme. Il utilise dans les deux cas   une forme de base  simple: un parallélépipède sur un socle. La réussite visuelle tient  pour moi dans des "détails"  volumétriques ou de couleur qui permettent à l’œil de ne pas se lasser  et à un mobilier adapté au bâtiment.

L'immeuble Molitor 


L'immeuble Molitor dans son état d'origine
Le Corbusier construit en 1931 un immeuble de luxe près du vélodrome du parc des princes. Il est sur une parcelle orientée Est-Ouest avec des façades sur deux rues et forme un cube de 13 mètres de façade pour 26 mètres de profondeur et  23 mètres de haut. Le rez de chaussée comporte la loge et 10 chambres de domestiques, aux étages supérieurs les appartements sont disposés dos à dos, n'ayant  la lumière que par une façade. L'architecte se réserve les 7éme et 8éme étages pour son propre appartement
La publicité vante le plan libre " La grandeur de l'appartement de même que le nombre de pièces peuvent être modifiés  selon le désir du preneur".
La brique de verre Nevada est largement utilisée sur la façade principale de la rue Nungesser et Coli.

Le Paris rêvé de Le Corbusier

Intérieur du pavillon de l'esprit nouveau en 1925
Cette cellule d'habitation "ouverte" sur deux niveaux est presque celle de la cité radieuse ( que l'on peut visiter à la Cité de L'architecture) 
Ilot insalubre n°6 en 1936
Lotissements à redans en copropriété "progressive"
En 36 Le Corbusier est "front populaire", il s'adresse à Léon Blum , sollicite l'appui du PCF
En 1938 il participe au film de la CGT "les bâtisseurs" où il explique le système des lotissements à redans en l'illustrant par des images ... de l'immeuble Molitor (voir à 20mn du début du film)
Version du plan de Paris 1937 avec seulement 4 tours.
Tous les îlots insalubres sont couverts de lotissements à redans
L’îlot n°6 est dans le coin inférieur droit
Projet pour l’hôtel d'Orsay en 1963. Un Barbican parisien ? 
Le Corbusier aimait l'ORDRE, la symétrie. Il appréciait les places royales -place des Vosges, des victoires, Vendome-   "la place des Vosges, taillée dune pièce, acte volontaire, volonté de roi: le maître ordonne" . C'est le classicisme opposé au "barbare" au "médiéval", la victoire de la ligne droite sur la ligne courbe "du chemin des hommes sur le chemin des ânes".
"Aujourd’hui, ce passé est défloré dans notre esprit ; car la participation à la vue moderne qui lui est imposée le plonge dans un milieu faux. Je rêve de voir la place de la Concorde vide, solitaire, silencieuse et les Champs-Elysées une promenade. Les quartiers du Marais, des Archives, du Temple… seraient détruits, mais les églises anciennes sauvegardées. Elles se présenteraient au milieu des verdures ; rien de plus séduisant !"
Chirurgie ou médecine pour la ville ? "le passé répond: chirurgie au centre, médecine au dehors" . Haussmann a fait " une chirurgie de financier" qui a permis à la ville de survivre mais qui est inadaptée aux temps modernes, à la VOITURE. Il déclare à propos du  plan Voisin: " J’ai vu les chefs des maisons Peugeot, Citroën, Voisin et leur ai dit : «L’automobile a tué la grande ville. L’automobile doit la sauver. Voulez-vous doter Paris d’un plan n’ayant pas d’autre objet que la création d’organes urbains répondant à des conditions de vie si profondément modifiées par le machinisme ?»." Cette croyance en la toute puissance la voiture - et de l'avion- conduira même   Le Corbusier  à imaginer  un "véhicule minimaliste" en 1936.
(Citations d'Urbanisme 1925 et Propos d'urbanisme 1946) 

Les projets 

Le Corbusier proposera beaucoup de projets parisiens non réalisés citons: l'ilot insalubre n°6 ( du Bd Diderot à l'av Ledru Rollin),  l'aménagement de la porte Maillot. et celle du carrefour Raspail, un cinéma à Montparnasse, la salle de danse Pleyel, le garage-stade-immeuble, l'école Manin , les galeries Pellegrini et Paul Guillaume, les immeubles du bastion Kellermann, Dubois et Lepeu, de la rue Richer , Feuardent, rue Fabert, bd Montmartre, bd Montmorency, rue Paul Chotard, la Casa Fuerte rue du Dr Blanche, les villas Goldenberg, Heng-Verlaine et Montgermon.
Il concourra aussi  en 1935 pour le musée d'art moderne et élaborera "un centre national de réjouissance populaires de 100 000 places" en 1937 qu'il plaçait dans le bois de Vincennes.
En 1951 l'UNESCO désigne un comité pour l'étude de faisabilité d'un palais place Fontenoy. Le Corbusier est recommandé par le délégué brésilien mais sa candidature va se heurter à l'opposition du délégué américain à cause de ses démêlés artistiques et financiers durant la construction du siège des Nations Unies. Malgré de nombreuses pressions Le Corbusier n'obtiendra pas la commande et devra se contenter de figurer dans un comité consultatif de 5 experts qui n'aura pas d'influence sur les plans de Breuer et Zehrfuss.
En 1956 la limitation de hauteur à 31m des immeubles parisiens est supprimée. Apparemment Le Corbusier a gagné et celui-ci écrit à Malraux un texte sur "le sort de Paris". Le maître s'y insurge contre la prétention de certains de déménager le centre d'affaires vers un quartier périphérique, la Défense. Le Corbusier a alors 70 ans  et Malraux ne lui confiera que l'étude d'un musée du XX e siècle à Nanterre (alors que l'architecte veut le construire à la place du Grand Palais). Il mourut en 1965 alors que le projet était à peine ébauché. A Wogensky, son principal collaborateur de l'époque poursuivit un temps le projet en utilisant le "musée à croissance illimitée" de 1931

La gare d'Orsay

La gare d'Orsay a bien failli être détruite dans les années 60. On pensa  construire à sa place un hôtel de luxe. Le Corbusier proposera a son habitude un immense parallélépipède avec une façade en loggias.
"Il s'agit, en effet, d'un Centre de Culture, Congrès, Expositions, Musique, Spectacles, Conférences, muni de tous les équipements contemporains de circulation, d'acoustique, de respiration et raccordé impeccablement à la totalité de Paris par l'eau, par les métros, par les rues et relié (peut être) totalement par le chemin de fer (en direct) à l'Aérogare d'Orly, devenu débarcadère de Paris, port non de mer, mais port de l'air.
 Et ceci sans une bavure, sans un hiatus; ceci apporté par le temps, par l'esprit à travers les siècles. La bâtisse des temps modernes permet de créer un instrument prodigieux d'émotion.
Telle est la chance donnée à Paris si Paris se sent le goût de "continuer" et de ne pas sacrifier à la sottise l'immense paysage historique existent en ce lieu.
 C'est par un amour fervent voué à Paris par les promoteurs de ce projet, qu'un but aussi accessible d'une part, mais aussi élevé d'autre part, peut être atteint."
En 1941 Le Corbusier publie "Paris et son destin" aux éditions Sorlot.
Cet opuscule de 60 pages,  qui expose à nouveau le plan d'aménagement de l'ilot n° 6, est cette fois destiné au gouvernement de Vichy.
Les éditions Sorlot publiérent Mein Kampf en français avant guerre et seront activement collaboratrices.
Notez qu'elles publient alors l'ouvrage de Walter Darré sur "la race"
Dans "Paris et son destin" Le Corbusier concrétise ses traversées autoroutières de Paris  avec un axe Nord Sud qu'il n'avait pas osé proposé dans le plan Voisin. La traversée Est Ouest serait amorcée lors de l'aménagement de l'ilot n°6 ( elle apparaît au Nord de l’îlot dans le dessin de 1936)
Un nouvel argument en faveur des solutions de l'auteur est qu'elles seraient moins sensibles aux gaz et aux bombardements que l'habitat classique.
A partir de 1945  les opinions de Le Corbusier changent et il défend  l'idée des "trois établissements humains": l'établissement agricole , la ville radio-concentrique et enfin la cité linéaire des transformations .industrielles.  La ville ne sera donc plus centrée mais linéaire s'étendant le long d'une voie sur des milliers de kilomètres.

Raymond Lopez fut pour Paris le successeur de Le Corbusier. Il aura la chance de s'appuyer sur le pouvoir fort de la nouvelle cinquième république et de disposer des moyens de la croissance des trente glorieuses: cette conjonction  va  permettre d'entreprendre les rénovations des années 60. 

Sites et Références

Le Corbusier ( Charles Edouard Jeanneret) et Pierre Jeanneret devant la maquette du palais des soviets.
La maquette fut expédiée à New York et Le Corbusier tentera de la vendre au MOMA.  
L'architecture de Le Corbusier est certes contestable  mais que dire du projet adopté pour le palais des soviets  ?
Pour le construire on démolit la basilique du Christ sauveur. Seules les fondations furent achevées et servirent longtemps de piscine aux moscovites